ÉPILOGUE

Allday regarda à peine le fusilier marin qui, figé dans son salut, montait la garde sur le seuil de la cabine arrière de la frégate ; après un instant d’hésitation, il ouvrit la porte.

Il était tout surpris de la facilité avec laquelle il avait de nouveau quitté l’Angleterre ; bien sûr, il ne savait rien de ce que pouvait lui réserver l’avenir, ni de la façon dont la guerre allait se dérouler pour son commandant ou pour lui-même. Néanmoins, la brève traversée de neuf jours à bord de la frégate Harvester, trente-six canons, en provenance de Spithead, ressemblait à un retour au pays, après tant de moments d’angoisse vécus ensemble dans le passé.

S’arrêtant quelques secondes devant la porte de la cloison, il vit l’ombre de Bolitho se découper devant les hautes fenêtres d’étambot ; le capitaine de frégate admirait, un paysage ensoleillé. La mer et la silhouette embrumée de la côte défilaient lentement. La frégate effectuait son dernier virement de bord ; bientôt elle se dirigerait vers son mouillage.

Sous cette vive lumière, le rocher de Gibraltar se dressait, comme un amer très remarquable, non comme une véritable destination, mais à sa simple vue Allday se sentait stimulé, sans qu’il pût s’expliquer de façon claire le phénomène. Gibraltar ne représentait pas seulement la porte de la Méditerranée ; c’était aussi une autre vie, une nouvelle chance.

Il approuva d’un lent hochement de tête : Bolitho était transformé. A le voir dans son bel uniforme à revers blancs orné d’épaulettes étincelantes, on en oubliait l’officier étique, vêtu d’un habit élimé, qui avait affronté avec détermination les contrebandiers et le feu des canons de la corvette française. Son insolente ambition n’avait pas été entamée par les retards, les souffrances et la théorie de déceptions qui avaient précédé leur nomination dans le Nore.

Bolitho se tourna vers lui :

— Alors ? Qu’est-ce que tu en dis ?

Cela faisait onze bonnes années qu’Allday était à son service en qualité de patron d’embarcation, d’ami et de bras droit ; et Bolitho arrivait encore à le surprendre. A cet instant même, par exemple : il était, officier supérieur, l’objet de toutes les envies du jeune commandant du Harvester, et pourtant il était anxieux, il avait peur, il craignait d’échouer, de trahir les espoirs qu’il caressait depuis son retour dans la carrière navale.

— Comme au bon vieux temps, Commandant !

Bolitho se détourna et observa l’eau qui étincelait sous la voûte. Neuf jours de traversée. Il avait eu tout le temps de réfléchir. Il songea au jeune commandant de la frégate : il n’avait pas encore gagné ses galons d’officier supérieur, il n’était même pas capitaine de corvette ; d’ailleurs, il avait, à peu près l’âge de Bolitho quand celui-ci obtenait le commandement de la Phalarope. C’était l’époque où sa vie et celle d’Allday s’étaient croisées, puis unies comme deux cordages épissés qui ne font plus qu’un. Bolitho admettait volontiers qu’il était un passager fort peu civil : il avait, passé le plus clair de son temps claquemuré dans la cabine mise à sa disposition, goûtant avec délectation ces précieux moments de solitude. Et puis les ordres lui étaient parvenus :

«… de prendre dans les plus brefs délais, dès réception de la présente, le commandement de l’hyperion, navire de Sa Majesté britannique. »

Il sourit avec une tristesse rêveuse : ce vieil hyperion ! Jadis, une figure de légende au sein de la flotte. Mais après tant d’années, combien de lieues n’avait-il pas parcourues au service du roi ?

Bolitho se demanda s’il n’était, pas déçu. N’aurait-il pas préféré se voir confier une frégate ? Il se mordit la lèvre. Des bateaux de pêche espagnols au mouillage se reflétaient sur les eaux calmes.

Non ! Là n’était pas la question. Bolitho avait encore présents à l’esprit ses mois de convalescence, puis les démarches quotidiennes effectuées à l’Amirauté dans l’espoir d’obtenir un commandement, n’importe quel commandement, quelque bateau qu’on voulût bien condescendre à lui confier. Encore une fois, là n’était pas la question. Alors ? Où était l’échec ? Peut-être craignait-il d’abriter quelque faiblesse cachée. Peut-être était-ce le souvenir de cette fièvre dévorante qu’il avait pour ainsi dire anéantie lui-même, comme on tue un ennemi d’une balle ou d’un coup de sabre.

Un muscle de sa joue tressaillit quand retentit le premier coup de canon de la salve d’honneur : la frégate saluait la garnison. Chaque explosion secouait la coque comme un coup de poing en pleine poitrine. Coup pour coup, Bolitho entendit une batterie du Rocher répondre au salut de la frégate. Pourquoi n’était-il pas monté plus tôt sur la dunette ? Il aurait pu chercher des yeux, parmi les nombreux navires au mouillage à l’abri immémorial du Rocher, celui qui lui était destiné.

Il fit quelques pas en direction du miroir suspendu à la cloison, au-dessus d’un de ses coffres de mer, et s’absorba dans son image, sans parti pris, comme s’il avait devant lui un nouveau subordonné. Son habit d’uniforme, avec ses larges revers blancs, ses boutons, parements et épaulettes dorés, inspirait confiance au premier regard. De cuisantes expériences le lui avaient appris : quelque commandement qu’on lui confiât à présent, l’équipage qui l’attendait avait plus de raisons de redouter leur nouveau maître qu’il n’en avait lui-même de s’inquiéter à leur sujet. Néanmoins, c’était l’inconnu.

Il repensa à sa dernière mission, et de nouveau le doute le saisit : cette tâche ingrate, qui consistait à recruter des matelots dans le Nore, la lui avait-on vraiment confiée sans arrière-pensée ? Lord Marcuard n’avait peut-être jeté son dévolu sur lui qu’afin de pouvoir, ensuite, le charger de l’autre mission, subsidiaire en apparence mais tellement plus délicate en réalité. A ce moment-là, Bolitho était au désespoir : il ne pouvait se montrer regardant. Le talonnait le besoin impérieux de retrouver la vie qu’il aimait et dont il avait besoin, plus que jamais, après la disparition de Viola. Il ne saurait peut-être jamais.

Bien souvent, il se surprenait à songer à Paice. « Cet homme d’honneur, ce grand marin. » Ses propres termes, tels qu’ils figuraient dans son rapport à l’Amirauté. Des centaines de marins allaient tomber pendant cette guerre, sinon des milliers, avant que tout ne fût terminé. Victoire ou défaite. Les noms et les visages de ces hommes seraient à jamais effacés. En revanche, demeurerait le souvenir de ces solitaires d’exception du gabarit de Paice.

Il revoyait aussi le vice-amiral Brennier. C’était tout juste s’il avait trouvé mention de son nom dans les bulletins d’information de la Marine : la main puissante de Marcuard. Brennier serait peut-être un jour amené à prendre part à quelque contre-révolution.

Le dernier coup de canon de la salve résonna. Des ordres retentirent. Les servants écouvillonnaient le fût du canon. La frégate se préparait, à parcourir la dernière encablure de sa traversée. Nombreux étaient les regards qui, à terre ou sur les autres navires, suivaient sa progression : elle apportait des lettres du pays, de nouveaux ordres. Tout simplement, elle était la confirmation que l’Angleterre n’avait pas oublié Gibraltar.

Allday traversa la cabine, la vieille épée de son maître à la main :

— Prêt, Commandant ?

Et il ajouta avec un sourire :

— Ils vous attendent sur le pont…

Bolitho écarta les bras et se laissa ceindre par Allday qui lui accrocha son baudrier à la ceinture.

— On ne peut pas dire que vous soyez encore très replet, Commandant.

— Maudit insolent !

Allday se recula et retint un sourire : la braise rougeoyait encore, il suffisait de souffler dessus.

Il ne se lassait pas d’admirer la svelte silhouette de Bolitho. Un portrait, un tableau. Seuls les os de ses pommettes, légèrement saillants, et les rides accentuées autour de sa bouche révélaient la profondeur de son deuil et la gravité de sa maladie.

Bolitho ramassa son bicorne et le regarda sans le voir.

Comme c’était curieux. Le trésor français avait été débarqué à Douvres, remis aux autorités ; et jamais son existence n’avait été ébruitée ! Marcuard, sinon le premier ministre lui-même, devaient avoir leur idée sur la meilleure façon de l’utiliser.

Les choses avaient changé : exactement comme il l’avait prévu, exactement comme Hoblyn l’avait prévu. Surtout en ce qui concernait Pitt. Naguère, on avait entendu ce ministre dénoncer les contrebandiers avec véhémence, il avait lancé les dragons à leurs trousses et recouru sans hésitation au gibet pour limiter, sinon éradiquer, leurs activités ; désormais il ne tarissait plus d’éloges sur ces hors-la-loi : « Ce sont les yeux de l’Angleterre ! Sans eux, nous ne savons rien de l’ennemi ! » C’était si incroyable ! Si insupportable !

Bolitho se rappela une observation de Queely : « Si Délavai avait vécu, il aurait peut-être empoché une lettre de marque des mains du roi ! »

Queely. Encore un visage qui émergeait de ses souvenirs : il avait obtenu le commandement d’un robuste petit brick à Plymouth. Est-ce que le jeune lieutenant allait faire suivre sa bibliothèque sur tous les navires qu’il commanderait, quelles que fussent les batailles à livrer ?

Il revint à Allday, qui arborait un habit bleu et des pantalons blancs bouffants. Avec à la main son suroît huilé, il aurait fait battre le cœur de n’importe quel patriote, homme ou femme. Bolitho se rappela le chant qu’ils avaient entendu au moment d’embarquer sur le Harvester, à Portsmouth : Britons to arms[4] Ce pauvre Hoblyn aurait bien ri, s’il avait été là.

Un cri retentit sur la dunette, puis leur parvint le grincement de l’appareil à gouverner : le timonier avait reçu ordre de mettre la barre au vent. Bolitho voyait la scène comme s’il avait été sur le pont : le groupe de matelots rassemblés près du bossoir, prêts à laisser filer la chaîne d’ancre, les fusiliers marins alignés à la poupe en belles rangées écarlates, et le commandant Leach, fier de sa rapide traversée depuis le Spithead, soucieux d’effectuer une prise de mouillage parfaite, par ce joli matin de juin.

Bolitho haussa les épaules et dit doucement :

— Jamais je ne trouverai assez de mots pour te remercier, vieux frère.

Leurs regards se croisèrent.

— Du fond du cœur, en vérité.

Puis il franchit la porte de la cloison, salua la sentinelle d’un coup de menton et sortit, au grand soleil. L’équipage au complet était à son poste pour carguer toutes les voiles en quelques secondes, dès que l’ancre aurait fait son trou dans l’eau.

Leach se tourna pour le saluer, il semblait inquiet.

— Vous avez un superbe bateau, commandant Leach, dit Bolitho. Je vous envie.

Stupéfait, Leach le regarda traverser l’embelle jusque devant les filets de bastingage. De quoi donc Bolitho pouvait-il manquer ? C’était un officier supérieur distingué, qui ne manquerait pas d’obtenir ses galons d’amiral avant la fin de la guerre, sauf s’il tombait en disgrâce ou mourait au cours d’une bataille.

— Quand vous voudrez, Commandant !

Leach leva le bras :

— Envoyez !

Au plongeon de l’ancre, la gerbe rejaillit : jusqu’au-dessus de l’étrave, mais Bolitho ne s’en souciait guère.

« Je suis commandant, d’une frégate. »

Il se rappela, non sans un pincement au cœur, la remarque de l’amiral : « Vous étiez commandant d’une frégate. »

Se décidant enfin à balayer ces souvenirs, il regarda les puissants vaisseaux de ligne mouillés les uns derrière les autres. Le premier de la file arborait au mât de misaine la marque d’un vice-amiral.

« L’un d’eux est pour moi. »

Il se tourna vers Allday et pour la première fois, sourit franchement :

— Ce ne sera pas une petite frégate, cette fois, vieux frère. Nous en avons, des choses à apprendre !

Satisfait, Allday hocha la tête. De nouveau, la lumière d’un sourire éclairait les yeux gris. Tout était là, décida-t-il : conserver l’espoir, la détermination et la force nouvelle que la mort de Viola lui avait un moment retirés.

Il vida lentement ses poumons. « Le vieil Hyperion ! A Dieu Vat ! »

 

Fin du Tome 8



[1] Frogs, « grenouilles », c’est-à-dire « Français ». (NdT)

[2] En français dans le texte, comme toutes les expressions en italiques suivies d’un astérisque.

[3] Dick : diminutif de Richard. (NdT)

[4] Chant patriotique britannique. (NdT)

Toutes voiles dehors
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